mercoledì 1 maggio 2024

Reverso (Episode 2) - Bien plus qu’un énième concert d’Ivanoska : ce qu’est le 25 avril pour un italien

Ivanoska live @Piazza Santo Spirito, Firenze, 25/04/2024

Quand je révèle ma date de naissance à quelqu’un qui vient d’Italie, peu importe son âge ou sa région d’origine, je reçois toujours en retour un grand sourire et une phrase du genre : « Ah, la chance ! » ou « Incroyable, quelle coïncidence ! ». Le 25 avril ici est certes un jour férié, mais ce serait ridicule de le comparer à d’autres festivités similaires en France ou en Italie, tellement sa date est-elle évocatrice : c’est une journée qui est vécue comme une fête véritablement nationale et propre à nous les italiens, un peu comme le 14 juillet pour les français, mais en réalité elle n’a pas la valeur institutionnelle que peut avoir une célébration de naissance d’une république (nous l’avons aussi, une Fête de la République : c’est le 2 juin) ; elle célèbre, de fait, la fin de la Deuxième Guerre mondiale, tout comme la Fête de la Victoire du 8 mai, mais elle est incomparable, par mobilisation citoyenne et valeur sentimentale collective, à ce « V-day » transnational un peu mou ; elle commémore, tout comme l’Armistice du 11 novembre, des soldats tombés au combat, mais non de façon patriotique, identitaire et presque nationaliste, mais au contraire en rendant hommage au courage de la lutte armée résistante. Le 25 avril, c’est la Fête de la Libération, une célébration des partisans qui chassèrent les troupes allemandes et mussoliniennes du pays en 1945 et, par là, c’est la journée où l’on fête les valeurs antifascistes qui fondent notre pays. 

Cela devrait être un « ça va sans dire », que l’Italie se fonde sur l’antifascisme, mais vu qui nous gouverne cela ne paraît plus si anodin. Puis encore, je crois que ma vision des choses est biaisée : grandir dans cette ville de gauche qu’est Florence, aller à l’école publique et me faire attirer, pendant mes années de lycéen, par une scène culturelle qui reposait essentiellement sur l’initiative de collectifs, squatteurs et groupes d’inspiration marxiste, cela a façonné ma vision de l’antifascisme comme une sorte d’acquis qui demeure comme valeur de base de nous tous, peu importe l’orientation politique. D’autant plus que, vis-à-vis de ce microcosme de gauche florentine, je me suis finalement positionné (non sans mes petites hontes d’adolescence) sur une position assez modérée, en gardant toujours en moi un socle d’antifascisme que, naïvement, j’ai vu pour longtemps comme la plus naturelle des valeurs de base de l’être humain. J’aurais aimé croire que cette graine était incorporée chez tout le monde, mais visiblement ce n’est pas vraiment les cas, voire ce l’est de moins en moins. Au fur et à mesure que notre pays se droitise, on entend de plus en plus de politiciens haut-placés qui affirment que le 25 avril est une célébration « clivante » et on ne les entend que très rarement citer les mots dérivés d’« antifascisme » pour parler non pas de jeunes émeutiers, mais d’idéaux démocratiques (Giorgia Meloni s’en est bien gardée, lors des célébrations institutionnelles). Cette année il y a même eu un épisode de censure et obscurantisme : un monologue de l’écrivain Antonio Scurati sur le meurtre de Matteotti (le principal opposant politique de Mussolini) aurait dû passer à la télé mais la chaîne nationale a décidé de ne pas le transmettre, provoquant une énorme polémique sur le contrôle de nos médias publics et sur le message politique qu’ils prônent.

Enfin, cela ne reste que du domaine de politiciens détestables que de mettre en avant cette vision de la Fête de la Libération comme une festivité conçue uniquement par et pour les subversifs révolutionnaires. La réalité des choses c’est que le 25 avril, tout comme le 1 mai par exemple, a toujours été connotée comme une fête de gauche mais qu’elle n’a pas de vraie orientation politique mise à part cette convergence vers le dénominateur commun qu’est l’antifascisme et tout ce qui en découle. Je me suis toujours considéré de gauche plus pour proximité à des idéaux généraux et quasiment abstraits que pour identification dans telle doctrine ou telle lutte spécifique. J’estime les deux façons d’être « de gauche » respectables, quoique différentes et, finalement, cette festivité les concilie bien.

Le 25 avril, à Florence, cela se fête en Piazza Santo Spirito. Pour l’occasion, une scène est montée à proximité des arbres qui décorent le milieu de cet espace qui a marqué une partie de notre jeunesse. Avant que des tonnes d’arrêtés municipaux viennent réprimer ces occasions de convivialité, on se retrouvait souvent pour boire des coups sur le parvis de l’église que, dans la sobriété de sa façade couleur crème, l’on fatiguerait à identifier comme une des œuvres de Brunelleschi, ce qui est pourtant le cas. Sur la grande place, plusieurs stands de bouffe et boissons longent des rangées de tables et, plus loin, on aperçoit différentes organisations plus ou moins exotiques qui montrent comme elles le peuvent leur présence : il y a l’Association Nationale des Partisans, des groupes trotskistes ou léninistes, ou encore des représentants de communautés d’immigrés (on remarque, cette année, les péruviens et les sri-lankais) ou de mouvements sociaux comme les syndicalistes de l’usine mécanique GKN ou les opposants du tunnel de la LGV Lyon-Turin. Bien entendu, la place est aussi largement peuplée de gens comme moi qui flânent et ne portent aucune revendication particulière. L’hétérogénéité de l’appareil politique dans ce lieu sacré et profane est donc, pour moi, rassurante : elle garantit en quelque sorte la sérénité de la journée, ou encore l’impossibilité de désagréables débordements.

Et bien oui, tout le long de mon développement personnel, pendant les années à Florence et bien au-delà, je me suis fait tâcher de « centriste » (j’ai haï cela) ou de « social-démocrate » (cela, ça me va un peu mieux) pour une raison controversée : allergique à la violence comme je suis, j’ai toujours eu un problème avec les manifestations et le culte caché de la bagarre que j’y ai souvent trouvé. Cela peut paraître pathétique pour plusieurs (« lâche », d’ailleurs, ça ne me dérange pas), mais c’est comme ça. Dieu merci, cela n’a pas empêché que je sois resté très proche humainement d’amis qui, eux, trempent la lutte militante dans le lait au petit déjeuner. Pourtant la Fête de la Libération, de par son universalité, est la seule occasion de rassemblement fortement politisé avec laquelle je sois à l’aise. C’est beau d’entendre un chant comme : « Le 25 avril n’est pas une récurrence ; maintenant et toujours, résistance ! » qui met d’accord tout le monde et, quoique cela puisse paraître très solennel, cette journée et son cortège dans les rues du quartier qui longe la rivière Arno ont aussi une certaine insouciance rigolote, qui peut apparaître dans des chants comme : « Fascistes, crapules, retournez dans les égouts ! » ou tout simplement dans le climat relaxé du public, composé par ces bons florentins de gauche qui, finalement, sont la catégorie humaine qui plus au monde est capable de me faire sentir à la maison.

***

« C’était mieux l’année dernière » c’est la typique phrase sarcastique qu’à Florence on utilise pour toute célébration annuelle. Oui enfin, ce n’est pas comme si la Fête de la Libération changeait tant d’une année à l’autre : les chants sont les mêmes, le trajet de la manif’ tout pareil, les longs communiqués criés depuis la scène très similaires à quelques variations près, le vin et la bière tout aussi mauvais mais toujours aussi bon marché. Pour moi pour qui, étant aussi mon anniversaire, chez le 25 avril demeure indéniablement une part de récurrence, il y a quand même quelques différences remarquables : l’année dernière il y avait un peu plus de monde, la météo était un peu meilleure, je passais les vacances dans l’appart où j’avais grandi au lieu de la nouvelle maison de ma mère, j’avais une zouz. Mais tout cela paraît secondaire, quand c’est la Fête de la Libération, car le joyeux sentiment d’unité que cette journée à Santo Spirito dégage dépassent toute autre chose, et j’ai une énorme chance à ne pas avoir à organiser une fête d’anniversaire : tout ce qui me rend véritablement heureux, chez la fête, est déjà là.

Même la musique passe en arrière-plan, dans une journée similaire, ce qui est étonnant à m’entendre dire. Je n’ai jamais fait secret de ma faible appréciation d'une grande partie des groupes musicaux auxquels on peut donner l’étiquette de « political band » (j’en fais mention dans mon article sur Trotski Nautique). Quand l’essence même de la proposition artistique d’un groupe est celle de prôner des messages en soutien de différentes luttes militantes chez soi ou partout ailleurs, le risque que les chansons ne soient plus le but final du processus créatif mais uniquement un instrument qui en sert un autre est toujours présent. Ne pensez pas que mon jugement est celui des crypto-fascistes qui estiment que « l’art ne devrait pas s’emmêler à la politique » ou d’autres immenses conneries de ce type. J'écoute et aime de très nombreux groupes fortement politisés, et mes groupes italiens préférés de tous les temps ont un lien au militantisme de gauche indéniable et très fort : CCCP Fedeli alla Linea, par exemple, dans leurs délires hallucinogènes, témoignaient aux débuts du punk en Italie d’une nouvelle culture de la rébellion pour sortir des cases d’une vie compartimentée par le système capitaliste, que ce soit par la théorie marxiste (Morire) ou encore par des suggestions étrangères comme la « troisième voie » de Kadhafi (Punk Islam) ; le Consorzio Suonatori Independenti (CSI), qui naquit des cendres des CCCP, racontait dans Linea Gotica (1996), l’album rock le plus émouvant de l’histoire d’Italie, l’héroïsme des luttes partisanes, et non seulement celle des italiens contre le nazi-fascisme (Linea Gotica) mais aussi celle des résistants dans la guerre de Yougoslavie (Cupe Vampe) ; quelques années plus tard Offlaga Disco Pax racontaient dans chacun de leurs morceaux les réalités des Italies philo-soviétiques des années ’70/’80, parfois touchantes et quasi-utopiques (Piccola Pietroburgo), parfois glauques et décevantes (Cioccolato I.A.C.P.). Cela dit, il s’agit de groupes que je trouve spectaculairement au-dessus du lot, non seulement dans le génie de leurs idées musicales mais aussi dans l’urgence et la finesse de leurs messages politiques.

Quel est donc, ce « lot » des groupes militants ? Et bien, justement, il suffit de regarder les line-ups des 25 avrils partout en Italie pour trouver les centaines de groupes qui le composent. On a souvent rigolé, par exemple, en disant que chez les différents groupes oi! qui se produisent aux soirées de gauche à Florence (et que malgré moi j’ai vu en concert maintes fois) la différence entre un morceau et l’autre, essentiellement, sont juste les arguments et que même ceux-ci sont assez généralistes et stylisés : que l’on doive parler d’une thématique ultra-spécifique comme l’indépendantisme basque en Espagne, ou dénoncer une problématique universelle comme les méfaits de la police, si le ton termine par être exactement le même la profondeur de l’analyse se perd et la force du message aussi. En plus je n’aime pas le oi!. Cela dit, ce n’est pas bien grave si le groupe sur scène ne satisfait pas à 100% mes goûts : tant qu’il est bien conscient de jouer pour la cause antifasciste et que ça fait danser un peu de monde, pour moi il peut même y avoir un joueur de la Juventus sur scène. Bon ok, pas à ce point, mais vous comprenez ce que je veux dire.

Cette année, pourtant, c’est un peu différent, il y a Ivanoska qui jouent. Enfin, différent… ça doit être leur troisième 25 avril, voire plus. Et c’est sûr que, de près ou de loin, eux aussi je les ai vus de très nombreuses fois en concert. Mais c’est le groupe d’un très bon ami qu’il me fait plaisir de voir, puis ils sont très nombreux, très bons musiciens et donc assez spectaculaires en live ; surtout, leur ska-punk (genre que j’aime énormément) est toujours plaisant. La journée donc converge sûrement et gaiement vers ce concert un peu habituel qui pourrait mais pourrait aussi ne pas être l’apogée émotionnel de cette journée. Les rituels de la festivité, notamment, se font accompagner de mille rencontres de personnes qui appartiennent soit à mon passé à cause de la distance, soit à mon présent malgré celle-ci, ainsi que d’échanges avec des inconnus qui sont tous un peu surprenants et rigolos, bien que circonstanciés. C’est un peu un festival du retour aux sources, l’injection de florentinité à laquelle je suis accro au point d’avoir le besoin physiologique de revenir tous les quatre ou cinq mois. C’est ce même besoin qui me mène à vouloir traiter cet énième concert d’Ivanoska avec un peu d’importance (je dis à tout le monde : « On se revoit dans le pogo »).

On parle avec notre moche accent pendant qu’on regarde les monuments, on se raconte des potins, on observe les gens. Bien sûr, on picole. En général, on profite de l’ambiance de la place en évitant, il faut l’avouer, le peu de lourdeurs pseudo-formelles (communiqués, pamphlets, discussions politiques…) qui poursuivent après le cortège avec les chants et les drapeaux. Que l’on soit en train de perdre le sens de la célébration, je n’irais pas aussi loin, car la Libération ça se veut toujours joyeux. Que l’on soit en train de l’oublier, offusqués par l’euphorie, ça peut-être. Ce n’est pas vraiment grave ni offensif. Mais à un moment, depuis la scène, arrive le bruit des amplis. Puis, tout d’un coup, un chant.

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Le trompettiste d’Ivanoska porte une cagoule et hurle Il Partigiano au-dessus du feedback des guitares comme si c’était un morceau screamo. C’est déchirant.

« Le tirailleur a cent plumes
L’alpin en a une seulement
Le partisan n’en a aucune
Et reste sur les montagnes pour faire la guerre

Là-haut, sur les montagnes, tombe la neige
La tourmente de l’hiver
Mais même si venait l’enfer
Le partisan reste là

Quand, ensuite, il tombe, blessé
Ne le pleurez pas dans votre cœur
Parce que si l’homme est libre, quand il meurt,
Il s’en fiche, de mourir »

J’ai des frissons et plus que dans aucun autre moment de la journée je repense avec netteté aux combattants sur les montagnes (entre autres, sur le front ici en Toscane) morts pour notre liberté. Malgré l’alcool. Malgré les blagues. Malgré notre fichue ironie de florentins, toujours aussi déplacée. C’est une véritable claque, un moment solennel aussi inattendu que nécessaire. Le pouvoir de la musique, sûrement. Mais aussi un esprit insaisissable qui fluctue dans l’air. C’est un sentiment de gravité qui est beau pour quelques instants, pourtant pas censé durer pour toujours. Le sens même de la Fête de la Libération est celui de rappeler que l’antifascisme est le socle de nos valeurs et, une fois que l’opération de rappel est réalisée (un peu brusquement, même), de reprendre à faire la fête. Je m’en aperçois maintenant, de nouveau, probablement pour une énième fois, mais c’est toujours aussi surprenant et puissant.

Un D-beat fend l’air, et le mosh-pit pour tous les gens qui le souhaitent s’invite au rendez-vous (c’est assez immense). L’intro de Libertà est le véritable début de ce tourbillon festif et chanter : « Tout le monde déteste la police » (en français) un acte libératoire qui fait bien la jonction entre la profondeur d’un chant résistant et les formes plus modernes et moins héroïques de résistance comme peuvent l’être une saine et respectable méfiance envers les autorités. Certes, le morceau parle de bagarre avec les policiers et de cocktails molotov qui explosent, activités assez éloignées de mes centres d’intérêt, mais les power-chords hardcore punk qui se mêlent aux cris rocailleux du chanteur et aux cuivres (il y a la totale de trompette, saxo et trombone) sont irrésistibles et impossibles à ne pas pogoter. J’aime donc prendre les paroles, ainsi que la pochette de l’album L’Uomo Per Bene (2022), un peu comme une exagération qui fait effet scénique, un équivalent militant rock des flingues d’or du gangsta rap. Peut-être que c’est un énième symptôme de ma naïveté ; je m’en fiche ; on s’amuse. Ainsi, le grand classique 1312, qui finalement ramène en Piazza Santo Spirito du ska pure souche (le riff des cuivres a un air de Madness), ne feigne pas être une gigantesque party hit, avec même sa chorégraphie à faire avec les doigts pour rappeler, avec la voix et le corps à l’unisson, à quel point on n’aime pas les keufs. Mais Ivanoska, malgré le fait que leurs compositions soient imprégnées d’idées revivalistes, ne sont pas un groupe ska-punk musicalement banal (le risque, dans ce beau genre, est toujours très élevé), et le rappellent bien avec Porto, déclaration d’intentions d'un dark-ska ténébreux mais tout aussi festif.

La force du concert d’Ivanoska repose, outre que sur cette variété stylistique, sur un équilibre entre le sérieux et le divertissant qui rend leur musique puissante sans être lourde et amusante sans être stupide. Les discours du chanteur sont touchants, sans être pour autant des harangues ennuyantes à la Bono Vox (et j’aime bien U2, que ça se sache). Il emporte, au groupe, de rappeler que les chansons à thématique « flics », pour combien dansantes elles puissent être, veulent avant tout commémorer les trop nombreuses victimes d’assassinats policiers que nous avons connus en Italie ces dernières années (Uva, Aldrovandi, Magherini, Cucchi… la liste est douloureusement longue). Impossible de ne pas penser aux massacres en Palestine pendant les puissants breakdowns de la dure Frontiere (« Le sang des gens, de ceux qui n’ont plus rien, coule sur ton visage et tu ne peux pas le couvrir »), même si à la base c’est une chanson qui s’attaque aux politiques anti-immigration de nos derniers gouvernements (« Les Italiens d’abord ?, bienvenus dans les vingt ans », en référence à la durée du régime fasciste dit « ventennio »). Et même Sultan Ska, malgré le fait qu’elle soit essentiellement instrumentale, ramène inévitablement mes pensées aux partisans italiens des années ’40, avec ses tonalités folk un peu campagnardes, tout en rendant hommage à la lutte héroïque des Kurdes d’aujourd’hui (le Rojava étant, pour ma génération, la chose la plus proche d’un idéal d’utopie socialiste). Et donc, après de nombreuses fois que j’ai vu Ivanoska en concert, que j’y ai dansé et pogoté même, je comprends que ce groupe n’est pas seulement une « political band » qui m’amuse plus que les autres, mais carrément une de celles qui sortent du lot : parce que leurs messages sont universels mais sincères et loin d’être généralistes, et que les assez rares fois qu’ils parlent de luttes circonscrites et particulières, on n’a pas l’impression que ce soit pour faire les devoirs du bon militant et pouvoir avoir la conscience sereine, mais plutôt pour donner d’exemples afin de proposer une vision globale sur ce qu’est, aujourd’hui, vouloir être un résistant.

Finalement, c’est la force de la Fête de la Libération elle-même : quelle qu’elle soit ta maîtrise de la théorie, ta doctrine, ton substrat social (Skinhead parle de classe ouvrière, pourtant le pit ne manque pas de bourgeois, moi y compris), ce ne sont pas ces choses qui distinguent un antifasciste d’un autre. Le savait bien Francesco Guccini qui, tout en n’étant guère mon « cantautore » italien préféré, avait raconté si bien dans L’Avvelenata qu’être musicien engagé ne veut pas dire être sauveur et défenseur d’une foi sacrée, mais avant tout être libre. La reprise en version punk rock de cette grande ballade anticonformiste, avec en invité d’honneur le frontman des Fish Bones (le groupe ska « de mon âge » qui a accompagné toute mon adolescence), est un petit chef-d’œuvre d’intégrité artistique et, en bas de la scène, un énorme mosh-pit où, entourés de visages amis, on peut célébrer le sens de liberté que seul le sentiment d’unité de tels moments peut transmettre. Terminer avec la joyeuse et tendre Hawaiian Tea (en théorie ça parle d’herbe mais c’est avant tout une belle chanson d’amour) serait parfait : c’est de loin le morceau le plus mémorable et accrocheur du répertoire, pratiquement un tube culte à Florence. Quasiment tout le monde chante le refrain. Mais il faut quelque chose de plus.

Bella Ciao, c’est quelque chose de sérieux. Que ce soit devenu le morceau cliché de l’Italie à l’international, ces dernières années, cela me navre un peu. C’est une chanson qu’il fait sens de chanter dans de très rares occasions. Notamment, une fois par an, le 25 avril. Cela doit se faire de façon ni trop solennelle, ni trop irréfléchie : c’est tout un art. La version punk d’Ivanoska rend parfaitement le mélange de chant de montagne, de chanson d’amour et d’élégie funéraire qu’est ce morceau, véritable manifeste de la lutte partisane italienne. On la chante avec fierté, et c’est d’une unicité inexplicable à tout étranger. Le concert termine et le sentiment que je ressens n’est pas seulement celui d'avoir redécouvert la puissance d’un groupe que j’avais pris pour acquis, mais aussi de la festivité en elle-même.

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À Florence, on se plaint tout le temps. On dit, entre autres, que notre scène musicale est pauvre et ce n’est pas tout à fait faux : je trouve en effet assez fou que, dans une ville qui par taille est comparable à Toulouse, on n’ait pas de jeunes groupes intéressants qui jouent le noise rock, l’indie pop ou les autres genres que je traite sur Stereo Totale quand je parle des concerts en France. J’en rigole pourtant beaucoup à l’étranger : la scène reggae, ska et ska-punk florentine est plutôt prospère ! C’est absurde, et néanmoins pas plus que ça. Les opportunités de s’épanouir, artistiquement et culturellement, sont étonnamment très faibles ici, et pour cela on peut bien sûr blâmer l’administration publique, les businessman du spectacle ou encore des mentalités un peu conservatrices vis-à-vis des musiques actuelles. Pourtant certaines niches, dans les squats, les soirées des collectifs de gauche, les groupements politiques d’étudiants et travailleurs, offrent encore des possibilités d’expression. Evidemment, celles qui émergent le plus ne peuvent que suivre un peu les codes, les tons, les tournures stylistiques de cet environnement culturel. Ce n’est ni un bien ni un mal, c’est un fait.

Ce qui est sûr, c’est que c’est simple de ne toucher qu’à la surface, avec notre regard de florentins ironique et rude et dire, de la journée d'aujourd'hui, que le 25 avril c’est toujours la même chose, qu'Ivanoska ils y jouent pour la millième fois, que les chansons parlent toutes des mêmes arguments… On le fait peut-être pour se donner des airs, pour ne pas avouer que nous avons tous, au fond de nous, besoin du 25 avril une fois par an. Aussi bien les modérés à la con comme moi que les militants acharnés. Aussi bien ceux qui vont à Santo Spirito tous les ans depuis gosses que ceux qui estiment n’avoir rien à y faire, avec les gens dans la place.

Pour repenser à la raison ultime pour laquelle on doit continuer d’affirmer à nous-mêmes et aux autres que nous sommes et resterons, toujours, antifascistes. Pour repenser à ceux qui ont pris un fusil et se sont cachés dans les bois, il y a à peine trois générations, pour chasser l’envahisseur. Pour comprendre qu’encore, dans le monde, il y en a qui sont dans la même situation. Pour, en égale mesure, se souvenir et ne pas oublier. Pour faire perdurer ces valeurs.

Il ne faut jamais sous-estimer à quel point, dans cela, peut être précieuse la tradition. Car la tradition n’est pas récurrence, elle se renouvelle aussi : après le set d’Ivanoska, par exemple, partent trois minutes de hardtek, pour rappeler au public que les teufeurs sont actuellement en révolte (il y aura, dans quelques jours, une free-party itinérante dans la ville). Mais la tradition est avant tout réaffirmation. Et donc, tradition soit-il : une énième marche dans les mêmes rues, les mêmes chants et les mêmes drapeaux. Un énième après-midi passé dans le même endroit, avec à peu près les mêmes personnes. Un énième concert d’Ivanoska, pourquoi pas, avec à peu près les mêmes chansons.

Mais le sentiment d’unité, de compréhension profonde de ce qu’est le 25 avril, de ce qu’est la Fête de la Libération, de ce qu’est d’être italiens et donc avant tout antifascistes, lui, ce sentiment, il est toujours un quelque peu nouveau.

Ora e sempre, resistenza!