sabato 27 gennaio 2024

Reverso (Episode 1) - Les Chiens, ou le surprenant début d’une adolescence florentine

Introduction : c’est quoi, marquer une génération ?

Ça m’arrive très souvent d’entendre que tel ou tel disque a « marqué une génération ». Pour plusieurs années, j’ai même fait partie des gens qui utilisaient cette expression couramment. Pourtant de temps en temps, de façon abrupte et sans de raison apparente, il arrive aussi de se rendre compte d’une faute flagrante dans les choses que l’on dit par automatisme. Une réflexion débarque dans nos flux de conscience sans prévenir et remet en question une phrase qu’on a répété des centaines de fois comme s’il s’agissait d’une évidence. Il n’a aucune évidence, ce principe de « marquer une génération ». Au fait, il n’a presque aucune vérité.

Je l’ai déjà dit une fois, les stéréotypes m’amusent. C’est donc pour ça que finalement, je m’amuse toujours à parler de générations utilisant les classifications qui sont tant à la mode depuis des années : boomers, gen-x, millennials et gen-z sont des mots que j’utilise quasi non-ironiquement quasi tous les jours. Or, ces macro-catégories ont plusieurs limites. La plus grande : aucune ne saurait vraiment être définie par des produits culturels communs, encore moins musicaux. Quand on pense aux disques dont on a dit qu’ils ont « marqué une génération », en réalité, on est déjà en train d’acter inconsciemment des scissions au sein des grandes générations traditionnelles. Ainsi, que sais-je, un Dookie des Green Day recouvre un rôle de trait identitaire générationnel, pour les millennials certes, mais plutôt pour ceux qui ont débuté leur adolescence aux années ’90 (« 90s kids » serait un bon nom de sous-catégorie) ; un Discovery des Daft Punk aurait marqué plutôt ceux qui ont vécu les tous débuts de la culture d’internet et qui ont assisté au phénomène d’une musique électronique pure et dure qui pour la première fois dans l’histoire est venue hégémoniser les boîtes de nuit même les plus commerciales au début des années 2000 (là, j’oserais une « millennium bug generation ») ; un The Black Parade des My Chemical Romance, inévitablement, a de la relevance culturelle plutôt pour les tous derniers millennials, ceux qui ont vécu la première vague de personnalisation de sac-à-dos Eastpack au marqueur sharpie, au collège et au lycée, avec noms de groupes et sous-culture associée (« back-pack generation », si vous voulez) ; et finalement arrive ma sous-génération, la seule qui d’ailleurs a un nom officiel : zillennials, on nous appelle. Il y a là pour le coup une grosse part de vérité : nous qui sommes nés à la fin des années ’90 sommes vraiment au croisement des générations et peut-être, donc, indéfinissables.

Avant de parler du disque qui nous concerne, mes paires et moi, je voudrais juste m’attarder sur une dernière démystification du concept de « marquer une génération ». Pendant que je listais tous les albums dont on pourrait dire qu’ils ont été icônes générationnelles, je me suis rendu compte que, finalement, il s’agit de disques qui ont marqué des adolescences plus qu’autre chose. Si je demandais à mon père quels albums ont marqué sa génération, il répondrait, je pense, à coups de War des U2, The Sky’s Gone Out des Bauhaus, à la rigueur Rio des Duran Duran etc. Il s’avère que mon père est né en 1966 et que tous ces disques sont sortis quand il avait 16/17 ans. Je pense que jamais il ne répondrait que In Utero des Nirvana, publié quand il avait 27 ans, a marqué sa génération. Il était pourtant bel et bien capable d’en apprécier les qualités et de se rendre compte d’à quel point il s’agissait d’un gros phénomène culturel. Cela démontre encore une fois que l’adolescence revêt une importance majeure dans l’empreinte (au sens de Konrad Lorenz) musicale des personnes : c’est la période qui nous forme en tant qu’êtres musicaux et qui définit la mémoire collective de cet agrégé de vies abstrait que l’on appelle génération. Pour ceux qui ont lu ma chronique du concert des Superchunk (dans le Life Lately de novembre 2023), vous savez à quel point il est important dans ma vision des choses que la musique garde une approche poétique « adolescente ». Je le réaffirme ici : musicalement et humainement, rejeter son côté adolescent c’est en quelque sorte une forme de suicide de l’identité, et c’est pour ça qu’aujourd’hui je viens parler du disque le plus important de mes années de lycée : pour, au contraire, graver mon adolescence noir sur blanc, la partager, l’assumer.

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2011 et la grande arnaque du sérieux

Je pense que pour beaucoup de monde treize ans c’est à peu près l’âge où on se rend compte que la musique n’est pas quelque chose que l’on subit uniquement, mais qu’il est possible d’en découvrir de nouvelle avec une approche proactive et non seulement à travers la radio, les films ou les vidéos. C’est en ce moment que devant les yeux du collégien (une créature faite de confusion, ennui et tristesse en parts égales) s’ouvre un vase de Pandore contenant, entre autres, la première rencontre avec « les gens qui parlent de musique ». Avant treize ans, la conversation la plus intellectuelle que l’on peut avoir sur le sujet ressemble à peu près à ça : « T’aimes bien cette chanson [qui passe à la radio] ? » « Oui/non ». Puis un jour se dévoile un univers de personnes qui affirment que cet artiste est meilleur que celui-là, que si t’aimes ceci probablement t’aimes bien cela aussi, que tel album est meilleur que tel autre ou encore (notre préférée à nous tous) que l’on peut produire des listes d’albums représentatifs d’un genre, d’un sentiment, d’une période, d’un endroit, d’une couleur… bon sang, il y en a même qui font une liste des albums « fondamentaux » tout court ! C’est le début de la fin.

En 2011 je débutais la dernière année de collège. Mon passé, un âge de l’innocence que l’on aime bien refouler à cet âge. Mon présent, un quotidien fade soulagé uniquement par l’écriture, quelques jeux-vidéos, quelques bouquins et surtout la batterie, que j’avais choisi de commencer à jouer plus pour la fascination du bruit que pour une passion pour la musique. Mon futur, approchant à de grands pas inquiétants, cinq années de lycée où des personnes dont l’âge est compris entre les treize et les dix-neuf ans cohabitent cinq heures par jour, six jours par semaine (et j’y rajoute une couche : ta classe c’est toujours les mêmes 25/30 personnes le long des cinq ans et pendant la journée vous suivez les mêmes cours sans ne jamais bouger d’où vous vous êtes assis à 8h ; le lycée italien, où seuls les professeurs se déplacent d’une salle à l’autre, est un système assez inconcevable pour les français).

Je vivais avec un mélange de fascination et inquiétude l’arrivée de ce mode de vie nouveau : à la fois opportunité d’une nouvelle expression de soi, les années à venir pouvaient aussi être socialement catastrophiques et le risque de se révéler une personne complètement inintéressante, incapable de nouer des liens ou tout simplement de grandir, étaient à l’épicentre de mes insécurités quotidiennes. On peut dire que les péripéties qui éveillèrent ma passion pour la musique me sauvèrent des angoisses que constituait cette période de transition.

Enfin, péripéties c’est un grand mot. Il suffit de la présence d’un copain âgé deux ans de plus et autant ennuyé que moi des vacances à la plage, ou encore du fils lycéen d’une famille d’amis de ma mère qui était la seule personne à qui parler pendant des dimanches après-midi interminables. Les deux s’appelaient Federico et, comme cela arrive toujours chez ces figures messianiques qui nous ouvrent les portes du royaume des cieux, ils étaient métalleux. Ils ne sont certainement pas en train de lire mais, si jamais, qu’ils sachent que c’est à eux que je dois la première écoute du Run to the Hills, Angel of Death, B.Y.O.B ou encore Cowboys From Hell. Des moments qui ne s’oublient jamais.

Je n’étais pas le seul à avoir ramassé du bois à brûler à la fin du collège : pendant ma « terza media », il semblait que pour la première fois le goût musical pouvait être un facteur supplémentaire pour définir sa personnalité. De plus, l’avènement de Facebook vint verser un gallon d’essence sur la flammichette de la passion musicale qui s’était timidement allumée chez certains camarades. Surtout les filles, à vrai dire (elles arrivent à l’avance sur tout à cet âge-là), brandissaient sur leurs profils des photos de chanteurs, des logos de groupes et compagnie. Je me rendis ainsi compte pour la première fois que je ne pouvais pas blairer le groupe le plus populaire de l’époque, les Arctic Monkeys, dont Suck It And See était sur toutes les lèvres, spécialement les plus jolies. Pour la première fois, je prouvai le frisson de l’anticonformisme qui se transforma vite en snobisme : je fis donc le choix de rejeter en bloc sans trop y réfléchir tous les acolytes du phénomène du moment : Kasabian, Franz Ferdinand, et, étonnamment, aussi les Sex Pistols, qui étaient dans le lot car associés à l'Union Jack et surtout à cause de ce fichu Sid Vicious, beau, damné et un peu sale pile comme l’Alex Turner à cigarette que l’on connaît tous (j’étais extrêmement jaloux des deux). Une douzaine d’années plus tard je ne suis plus cette personne qui se construit en opposition à quelqu’un d’autre (à l’occasion ce quelqu’un était ma première amourette ; j’avais, visiblement, une légère tendance autodestructrice). J’ai réévalué même beaucoup de cet indie rock radiophonique issu du Royaume-Uni au début des années 2010. Par contre, faites-moi écouter dix minutes de Favourite Worst Nightmare et vous verrez chez moi une soudaine et inexplicable irritation.

Sur Facebook il y avait certes les pro-pic et le mur plein de chanson-parfois-ettes, mais aussi une explosion démesurée de pages qui traitaient de musiques diverses et variées. Ô quelle pluralité de voix, ô combien de prophètes, qui se signent avec un alias sur les publications et se font appeler « admin » ! Il y avait à boire et à manger, bien entendu : je n’oublierai jamais les premiers albums écoutés à l’aveugle parce que jugés incontournables par la défunte (et peut-être pas regrettée) « Io odio la musica di merda » (« Je déteste la musique de merde ») : Autobahn de Kraftwerk, Seven Churches de Possessed, Loveless de My Bloody Valentine, 4x4=12 de Deadmau5, Analphabetapolothology de Cap’n Jazz, Earth 2 de Earth… improbable c’est le seul mot pour décrire le buffet à volonté qui m’était servi. N’empêche, je découvris plein de choses importantes. Certaines positives : que les métalleux peuvent écouter de la club music, que la musique ce n’était pas mieux avant ; certaines négatives, voire dangereuses : que « pop » peut être employé comme adjectif péjoratif, que dans la musique le « sérieux » peut être un critère d’évaluation.

Spécialement cette dernière. Tous ces geeks érudits mais arrogants, qui étaient vraisemblablement un peu plus âgés que moi, donnaient une importance fastidieuse à ce mot. Si d’un côté c’est encore quelque chose d’appréciable que de savoir écouter la musique de façon « sérieuse » (en y prêtant toute son attention, en s’informant sur ce que c’est et d’où ça vient…), le principe de juger artistes et albums par leur « sérieux » est créateur de catégories esthétiques terriblement réactionnaires.

Et c’est dans ce contexte, pendant que je m’apprêtais à commencer le lycée, que je vis distraitement se dérouler devant moi la montée d’une crise idéologique. Au début je n’y fis pas plus attention que ça : de temps en temps, il arrivait de voir sur le mur de Facebook des liens à Youtube avec des photos polaroid de chiens. Certains commentaires disaient que les chansons de ce groupe romain anonyme étaient prétentieuses, qu’ils n’y voient rien d’intéressant, que ce sont bien d’autres artistes italiens à mériter cette attention. Je comprenais qu’il s’agissait d’indie rock italien, et à l’époque j’avais encore un peu de mal avec le concept d’indie rock, que j’associais encore à cette « fastidieuse » scène britannique. Ça ne m’intéressait pas plus que ça. Puis l’album sortit et la guerre éclata.

Il Sorprendente Album d’Esordio dei Cani (Le Surprenant Premier Album des Chiens) produisit vraiment une réaction surprenante : contre ceux qui se sentaient représentés par les paroles et qui disaient que c’était un disque qui proposait quelque chose de nouveau et de positif pour la musique italienne, les défenseurs de la musique sérieuse entamèrent une véritable croisade.

La première chose que je remarquais c’est que dans cette croisade, je ne voyais qu’un des deux combattants. Les amateurs du premier album de I Cani ne s’acharnaient pas en sa défense et on ne les voyait pas sur Facebook : ils venaient au contraire décrits par leurs ennemis comme des jeunes adultes occupés à fréquenter des cercles un peu hipster de leurs villes et prendre des apéritifs un peu sophistiqués (ce qui, a posteriori, paraît comme une activité bien plus ravissante que d’insulter sans cesse un album à la mode). Cela titilla ma curiosité : j’en déduisis qu’en quelque sorte il s‘agissait d’un phénomène générationnel pour de gens plus âgés que moi et, comme je venais de débarquer au lycée et que je me sentais particulièrement un petit gamin, cela m’intéressait de connaître la musique qui faisait écho chez les étudiants de la dernière année, les adultes que l’on allait devenir.

Il était 2011 et Niccolò Contessa avait vingt-cinq ans (finalement I Cani, après une première tournée aux visages masqués, se révélèrent une one-man-band). Aujourd’hui, il est 2024, et c’est moi qui ai vingt-cinq ans. J’ai peut-être l’âge qu’il faut pour réviser avec du recul cet album et ce qu’il a signifié pour ma génération, s’il en existe bien une.

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Parler à la future génération, ou les surprenantes promesses de l’âge adulte

Un beau jour d’il y a une douzaine d’années, dans ma chambre d’ado, j’enfilai les Sennheiser avec l’excitation d’un petit acte subversif. Les puritains du freak folk et du drone métal avaient déclaré qu’il s’agissait de musique pas sérieuse, mais j’étais intentionné à lui prêter toute ma concentration. Je regardai la pochette avec un frisson : aussi perturbante qu’innocente, cette image colorée mais glauque, où un groupe de scouts joue un jeu qui ressemble terriblement à une séquestration terroriste, me disait déjà que j’allais éprouver des sensations fortes. Je cliquai sur play.

À la moitié de l’intro instrumentale Theme from the cameretta, la déclaration sonique du groupe m’avait déjà conquis : le mélodisme synthétique de I Cani est catchy et simpliste, et pourtant tragique ; la production sonne en effet « bedroom » (« cameretta ») mais pas dans le sens où les sonorités sont étouffées : au contraire, elles partent dans tous les sens et elles sont presque sales : les cymbales occupent l’espace avec un héroïsme romantique, les couches de synthés sont tellement nombreuses et denses que l’on dirait qu’il y a des bavures de tous les côtés, et le disque semble joué live mais la justesse et la précision chirurgicale de cette instrumentation débordante et impossible (ouïs-je un thérémine ?) cassent délibérément l’illusion. L’énergie est celle du melodic hardcore des années ‘80 (j’avais découvert les Descendents quelques mois avant), tandis que l’approche est celle d’une électro-pop très soignée. Et les paroles aussi reflètent cette étonnante contradiction.

J’ai souvent dit que Il Sorprendente Album d’Esordio dei Cani est un disque punk sans guitares (et c’est vrai : il n’y en a pas). De la même manière, on pourrait dire que son lyrisme c’est de la pop sans optimisme. Il y a certes du génie dans le sound complètement nouveau de ce disque, mais on se rend vite compte que ce qui diversifie le plus les chansons sont leurs thématiques et les histoires racontées par la voix de Niccolò Contessa. L’univers des paroles est un orage d’images du quotidien tellement vives et soignées, se défilant à un rythme tellement engageant que l’imagination de celui qui écoute n’a pas de trêve. Le « slice of life » des Chiens est expressif, ingénieux, ultra-détaillé, toujours plein de surprises, et surtout sans compromis, dans le sens qu’il s’en fout de pouvoir apparaître ringard. S’il est représentatif de la réalité, cela reste à l’auditeur de le cerner.

Prenons par exemple Hipsteria, le premier morceau où on se plonge véritablement dans l’imaginaire du disque, un « bop » Ramonesien énergique qui se tortille sur une mélodie couleur bonbon à la fraise. Le chanteur, si neutre dans son accent et pourtant si incontestablement romain dès le premier vers, décrit une fille alternative de son lycée. Fin juin, le centre de Rome, bientôt la « maturità » (le bac), et elle se distrait en écrivant des nouvelles sur le Macbook Pro et en lisant David Foster Wallace au parc. Une manière hipster, en effet, d’oublier la mélancolie (qu’elle lui arrive pourtant d’« exhiber ») et l’anxiété (même si parfois il s’agit de « fausse anxiété »). Elle dit qu’elle partira à New York un jour (« je te jure », « tu vas voir »), qu’elle dira à ses parents qu’elle va mal à Rome…

Il est sûr et certain qu’un garçon qui rentre au lycée, admire les filles perturbées de la dernière année et s’apprête à vivre les premiers psychodrames sentimentaux de l’adolescence ne peut pas rester indifférent à la narration. Contessa, au fait, ne parle pas de ma génération (le bac est dans cinq ans), mais à ma génération. Dans un morceau comme celui-ci, la simpl(ist)e description d’un type humain sert de prétexte pour mettre en lumière toutes les contradictions d’une jeunesse qui risquait, comme la précédente, de se rapporter avec cruauté et cynisme à ses relations sentimentales. Spécialement face à l’instabilité un peu agaçante (et si « gen-z », déjà) de gens comme la fille de Hipsteria.

La même formule lyrique se répète dans plusieurs morceaux : les portraits de vie quotidienne parsemés de phrases brutales sur les méchancetés de l’âge à venir s’enchaînaient de façon impitoyable, et le moi de 14 ans, allongé dans ma cameretta, ne put que succomber à ce bombardement.

Door Selection, avec ses rythmiques surf et ses synthétiseurs au plasma qui se moquent un peu du revival yé-yé (coucou Baustelle), raconte des premières soirées où l’on cherche la fête et l’on trouve juste un sentiment de dédain. La jeunesse universitaire romaine blasée de la vie normée qu’elle mène, y compris dans ses excès, est présentée par une critique, mais aussi par une triste admission d’appartenance. Le Coppie, la chanson la plus pop-punk du disque, dresse un bilan satirique des « couples » de Rome, toujours pris dans leurs petites disputes innocentes et usantes, et par leurs rituels traditionnels : cadeaux, sorties, concerts, ruptures qui, à quelques détails près, se ressemblent un peu toutes. Ne cachant pas une point de snobisme, avec son ton froid de statisticien, Contessa sous-entend un peu que l’âge adulte, c’est aussi la fin du romantisme.

Mais I Cani ne posent pas leur regard uniquement sur cette intelligentsia d’ados trop vieillis. En témoigne l’énigmatique et un peu « dark » (mais aux mélodies toujours aussi naïves) I Pariolini di Diciott’anni (« Les kékés de dix-huit ans », même si le terme « pariolini » désigne spécifiquement la provenance des Parioli, quartier bourgeois de Rome). Jeunes, fascistes, riches (emmêlés dans des histoires de cocaïne), dépravés (emmêlés dans des histoires de vidéos avec des filles plus jeunes), et pourtant ce sont « les derniers vrais romantiques ». Contessa, qui admet de « vivre et cachette » se découvre jaloux d’eux, sans en connaître la raison. Il n’y a jamais de morale facile à interpréter, dans ces morceaux. Celui-ci, aussi poétique qu’aberrant, je le vois aujourd’hui comme un avertissement aux moins de dix-huit ans de l’époque : une invitation à vivre de façon plus spontanée, afin de ne pas se retrouver, à la fin de la jeunesse, à envier les pires spécimens de notre époque de l’avoir vécue plus pleinement que nous.

C’est ça aussi qu’a permis au Surprenant Premier Album de rester d’actualité pendant plus de dix ans : son sens de la génération. Velleità en est, possiblement, l’exemple le plus frappant : sa new-wave un peu rétro mais « canisée » (OMD sous MD, no pun intended) s’accompagne d’un texte qui fait une grande apologie des velléités. Pour quelqu’un qui tient un blog de musique, c’est déjà un hymne, mais ce qui est intéressant c’est que toutes ces velléités sont attribuées à des gens nées en mille-neuf-cent-n-neuf. Ce n’est pas vrai que tous les nés en 1979 jouent dans des groupes revival et que tous les nés en 1989 manient des appareils photo reflex. Cependant l’expédient descriptif sert d’hommage à tous les « inbetweener » générationnels dont les sens d’appartenance sont si fragiles qu’ils doivent s’accrocher à des petites manies pour arriver à tout simplement « dormir », « baiser », « vivre ». L’explosion sonique finale (il y a plusieurs morceaux des Slayer qui fonctionnent de la même manière) peut être vécue comme un espace de catharsis pour les gens qui, comme moi, étaient en train de découvrir tout ce que l’on craignait de la venue de la vie adulte. Qu’en sera-t-il de nous, nés autour de 1999 ?

Au-delà d’un style de narration « impressionniste », I Cani firent aussi preuve d’un vrai talent de storytelling. Post-Punk, le chef-d’œuvre narratif du disque, est la chanson la plus explicite à aborder son thème principal, celui du heurt entre adolescence et âge adulte, racontant l’histoire de la rencontre entre le chanteur et un homme du double de son âge qui avait répondu à son annonce pour former un groupe post-punk. Les harmonies épiques qui accompagnent les leçons du bohémien quarantenaire sur le vrai sens de la vie (« pour moi ce qui compte […] c’est l’humanité ») se révèlent finalement déchirantes quand, troublé peut-être par son attitude, il admettra qu’en réalité lui (aussi ?) fait partie d’une haute bourgeoise qu’il n’a pas réussi à refouler entièrement. Remarquable, aussi, Il Pranzo di Santo Stefano, chanson de post-Noël aussi bien dans le sound que dans le thème (Santo Stefano c’est le jour férié du 26 décembre). Seul morceau calme et tamisé de l’album, il raconte du rituel du déjeuner avec la famille de sa copine comme d’un des moments où l’on perd notre âme d’adolescents. Le final surprise du morceau, encore plus perturbant que celui de Hipsteria, jette une ombre fataliste sur la quasi-tendresse que put avoir le repas festif et folklorique :

L’album termine comme il se doit de terminer : par une rêverie twee-pop très inattendue, spécialement après Perdona e Dimentica, qui est essentiellement un « dissing » sans pitié adressé à une ex-copine (je ne m’attarde pas trop sur ce morceau car je pense que nous tous revivons ces moments de notre vie avec un peu de honte). La closing-track Wes Anderson met une pointe d’optimisme dans un album qui, derrière sa patine de « quirkyness » cache en réalité les désillusions d’une adolescence où nos villes ne nous ont pas donné de grands horizons, pendant qu’on grandissait nourris par leur sol si grandiose qui s’avéra pourtant si aride (aussi bien Rome que ma chère Florence). Si on y fait gaffe, la chanson dédiée aux plus indie pop des cinéastes est aussi la seule à ne faire aucune référence territoriale, on ne parle ni de Rome ni de véritables éléments de vie de tous les jours : « Je voudrais vivre dans un film de Wes Anderson » devient ainsi le slogan ultime du besoin d'un retour à l’innocence pour une génération rendue cynique par trop de déceptions. 

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Conclusion : qu’en fut-il ?

Aujourd’hui j’ai le double de l’âge que j’avais la première fois que j’ai écouté Il Sorprendente Album d’Esordio dei Cani et je me rends compte que c’est un disque dont il est très difficile de transmettre la relevance culturelle pour ma génération à travers les mots (spécialement en français). J’espère vous avoir donné l’envie de l’écouter, et je m’excuse pour ne pas avoir véritablement réussi à donner une cohérence à la pluralité de références et d’émotions que ce disque constitue pour quelqu’un qui est né dans une grande ville italienne à la fin des années ‘90.

Pendant plus de dix ans, tel ou tel vers des paroles de Contessa m’ont rendu visite à une occasion ou à une autre : je retrouvais la justesse de ses mots dans un regard à une fête, dans une publi sur les réseaux, dans les discours d’un ami un peu blasé par les derniers évènements florentins… Ainsi, les paroles du Sorprendente peuplent encore mes souvenirs et sont encore la bande-son imaginaire de sensations brumeuses que j’ai vécu il y a longtemps. Il n’est pas facile donc de dresser de véritable bilan. Face à tant de complexité, de bouleversements intérieurs, face au tourbillon de vies de tous ceux qui ont partagé avec moi les petites difficultés de grandir à Florence, on ne peut pas écrire d’essai ayant une véritable direction. Eventuellement, la seule chose que l’on peut faire, c’est répondre à un simple question. Douze ans sont passés, et alors, bien, qu’en fut-il ?

Il en fut que le choix de mettre un interlude noise au milieu du disque (Roma Nord feat. Cris X, un monsieur qui avait déjà collaboré avec Merzbow !) répugna de nombreuses personnes, et qu’aujourd’hui c’est une coutume courante. Il en fut que ceux qui jugeaient un disque de 36 minutes « trop court » aujourd’hui ça ne les choque pas plus que ça, et que les disques de pop sont de plus en plus courts. Il en fut que, malgré la compréhensible critique au fait que les morceaux sont tous pareils, un courant entier s’est basé sur cette sonorité : on appelait ça le « ITPOP », mais malheureusement personne n’a jamais atteint le génie de l’original.

Il en fut que Niccolò Contessa a quand même eu une belle carrière de producteur, dénichant notamment le talent de Calcutta, qu’aujourd’hui remplit des stades et dont j’ai découvert récemment la petite célébrité en France aussi. Il en fut que I Cani publièrent deux autres disques : dans Glamour de 2013 la formule se répétait mais les synthés avaient été domptés, dans Aurora de 2016 on passa à une pop pure et dure qui se laisse écouter mais ne m’émeut pas plus que ça. Il en fut que, petit à petit, Rome disparut des paroles.

Il en fut que j’ai écouté Il Sorpendente Album d’Esordio dei Cani des centaines de fois et que je ne m’en lasse jamais. Il en fut que la plupart de mes amis de Florence connaissent les paroles par cœur, exception faite pour les plus snobs (parfois invités spéciaux du blog) et pour ceux qui ne s’intéressent pas de musique indie (ces derniers ayant été discrédités par Manuel, qui n’écoute que du hip-hop et de la soul et pourtant connaît bien les paroles par cœur). Il en fut que Matteo, un garçon particulièrement créatif, eut une histoire avec une fille qui se termina tellement mal que, pour soigner un peu la blessure, il changea fâcheusement les paroles de chaque morceau pour les lui dédier.

Il en fut que mon adolescence, contrairement à toutes mes angoisses, fut plutôt heureuse. Il en fut que j’écoutais Il Sorprendente pour me requinquer dans mes moments de mou amoureux, mais que de temps en temps je le faisais aussi tourner à des volumes insensés aux fêtes (tu te souviens de Door Selection à nouvel an 2015, Alessandro ?, moi c’est même le dernier truc dont je me souviens). Il en fut que finalement je ne devins pas quelqu’un d’excessivement cynique et que, parmi les gens que je connais, les plus cyniques aujourd’hui sont ceux qui s’adonnent le moins à leurs velléités (moi, au contraire, je suis très indulgent envers les miennes). Il en fut que j’entendis le conseil de Niccolò Contessa et que je vécus pleinement les années 2010 : finalement, je ne suis plus trop jaloux des « pariolini » de l’époque ; ma seule hantise c’est qu’il m’arriva tout de même de dire des choses méchantes sur des personnes qui n’étaient pas forcément en très bonne santé mentale, un peu comme la fille de Hipsteria. Et il en fut que, un peu comme la fille de Hipsteria, je partis à l’étranger et que mes amis partent de plus en plus de Florence.

Il en fut qu’une bonne partie des prophéties contenues dans cet album « pas suffisamment sérieux » se sont quand même réalisées. Il en fut que l’âge adulte arriva, et avec lui le dédain des soirées mondaines, quelques rancunes et quelques embarras envers des vieilles relations. Il en fut que les rituelles conneries des couples, nous les avons tous vécues, chez nous et chez les autres.

J’aimerais bien dire que quand on ferme les yeux et qu’on se fait bercer par le son chaotique de cet album tous nos problèmes disparaissent, mais ce n’est juste pas vrai. Ils font même l’inverse : ils apparaissent devant nos yeux avec une netteté épatante. Toutes les déceptions, toutes les tristesses, les gênes, les méfaits actés ou subis, déroulent devant nous comme dans un film et pourtant ils deviennent inoffensifs, drôles, singuliers et pittoresques. Comme dans un film de Wes Anderson.

Quand on écoute Il Sorprendente Album d’Esordio dei Cani on ne peut pas éviter de passer en revue douze ans de souvenirs, la plupart mauvais, et finir par en rigoler. Peut-être que c’est ça, finalement, marquer une génération.

martedì 23 gennaio 2024

Reverso (Episode 0) - Avant-propos et oui, c'est en français

Si les copains italiens ont dû subir un de mes fastidieux avant-propos, je ne vois pas pourquoi les copains français ne devraient pas.

En effet, quand j’ai lancé ce blog (justement, par le biais d’un fastidieux avant-propos) j’étais assez ferme dans l’idée que cet espace accueillerait uniquement des articles en langue italienne. Les raisons sont multiples : un, écrire en italien me vient plus naturellement et tout simplement mieux ; deux, cela me donne un certain bien-être, peut-être le calme d’un retour aux sources ; trois, je parle essentiellement de musique underground française, musique pour laquelle je veux bien espérer qu’il y a déjà des amateurs français qui manient la langue de Molière mieux que moi et, surtout, qui savent donner à ces artistes la résonance dont ils ont besoin dans l’hexagone. Je ne dis pas par là que je suis le seul et unique grandiose divulgateur d’une soi-disant « scène française » en Italie, mais a minima je m’accorde de me dire que ce que je fais est quelque peu original, dans le sens où de gens qui parlent en italien de concerts qui ont lieu en France il y en a très peu voire pas du tout, et que cela m’a quand même permis de traiter de la musique que les revues italiennes traitent très peu voire pas du tout.

(À titre d’exemple, si vous tapez « johnny mafia gruppo francese rock » sur le Google italien il n’y a aucun article qui leur soit dédié, ce que je trouve d'ailleurs scandaleux. Je me dois quand même de signaler une des rarissimes parutions dans la presse des quatre bourguignons : ils furent remarqués, dans le lointain 2018, par le « Giornale di Vicenza ». Ciao Costantino !)

Plusieurs amis français m’incitent à écrire des live report en français. Ils pensent que ça jouerait à mon avantage. Je me permets de ne pas être d’accord : quand bien même cela me permettait d’avoir plus de lecteurs, je renoncerais, outre qu’à mon « originalité », à beaucoup des choses qui me rendent heureux d’écrire. Mon regard d’étranger (ou plutôt de « transplanté »), omniprésent dans mes articles que l’on les lise de France ou d’Italie, se perdrait complètement, ou encore je ne pourrais plus m’octroyer le droit de foutre la merde avec gaieté quand j’en ai envie (imaginez si j’avais écrit en français lorsque j’ai râlé sur Dalle Béton ou que j’ai presque révélé le personnage haut-placé dans la pop française qui a chopé la Laurène : je serais passé pour un pur connard, et à juste titre) ! Enfin, toutes ces raisons font que non, je ne vais pas écrire les chroniques des concerts en français, c’est mort. Foutez-les sur DeepL et en contentez-vous.

Cependant, j’ai pris ces derniers temps une petite pause des live report et je me suis dit que j’aimerais bien écrire à nouveau un article comme celui d’introduction au blog, qui était essentiellement une revue de « Paris <> Berlin » de Stereo Total en référence à mon vécu. Le premier album qui m’est venu à l’esprit pour cet exercice est un disque italien extraordinaire qui a pourtant un défaut : le 99,9% des italiens qui ont à peu près mon âge en ont déjà entendu parler jusqu’à la nausée. Tant que j’y étais je me suis amusé à taper le nom de l’album sur Google en cherchant uniquement des résultats en langue française : le vide absolu.

L’occasion était trop gourmande pour ne pas créer une nouvelle rubrique. Et en effet, cela n’a pas de sens que je parle de musique italienne en italien : soit c’est déjà fait, soit il y en a de meilleurs que moi pour le faire. Mais en français… Ben, c’est le revers de la médaille de ce que je fais d’habitude !

Cette nouvelle série intitulée « Reverso » me verra donc, de temps en temps, passer la zone de confort de celui qui écrit de musique étrangère en sa langue maternelle au terrain miné que traverse celui qui parle de sa musique maternelle en langue étrangère. Ce ne sera pas sans en chier, mais je vais essayer de le faire avec la naturalité avec laquelle on clique sur le pictogramme des deux flèches sur un tel site internet. S’il vous arrive, à vous aussi, de tenter des exploits linguistiques un peu osés, vous avez déjà vécu le frisson de l'inversion et vous savez de quoi je parle. Si ce n’est pas le cas, je vous aime quand même. 

À très, très bientôt.