Introduction : c’est
quoi, marquer une génération ?
Ça m’arrive très souvent d’entendre que tel ou tel disque a « marqué une génération ». Pour plusieurs années, j’ai même fait partie des gens qui utilisaient cette expression couramment. Pourtant de temps en temps, de façon abrupte et sans de raison apparente, il arrive aussi de se rendre compte d’une faute flagrante dans les choses que l’on dit par automatisme. Une réflexion débarque dans nos flux de conscience sans prévenir et remet en question une phrase qu’on a répété des centaines de fois comme s’il s’agissait d’une évidence. Il n’a aucune évidence, ce principe de « marquer une génération ». Au fait, il n’a presque aucune vérité.
Je l’ai déjà dit une fois, les
stéréotypes m’amusent. C’est donc pour ça que finalement, je m’amuse toujours à
parler de générations utilisant les classifications qui sont tant à la mode
depuis des années : boomers, gen-x, millennials et gen-z sont des mots que
j’utilise quasi non-ironiquement quasi tous les jours. Or, ces macro-catégories
ont plusieurs limites. La plus grande : aucune ne saurait vraiment être
définie par des produits culturels communs, encore moins musicaux. Quand on
pense aux disques dont on a dit qu’ils ont « marqué une génération »,
en réalité, on est déjà en train d’acter inconsciemment des scissions au sein des
grandes générations traditionnelles. Ainsi, que sais-je, un Dookie des Green
Day recouvre un rôle de trait identitaire générationnel, pour les millennials
certes, mais plutôt pour ceux qui ont débuté leur adolescence aux années ’90
(« 90s kids » serait un bon nom de sous-catégorie) ; un
Discovery des Daft Punk aurait marqué plutôt ceux qui ont vécu les tous débuts de
la culture d’internet et qui ont assisté au phénomène d’une musique
électronique pure et dure qui pour la première fois dans l’histoire est venue hégémoniser
les boîtes de nuit même les plus commerciales au début des années 2000 (là,
j’oserais une « millennium bug generation ») ; un The Black Parade des My
Chemical Romance, inévitablement, a de la relevance culturelle plutôt pour les
tous derniers millennials, ceux qui ont vécu la première vague de personnalisation
de sac-à-dos Eastpack au marqueur sharpie, au collège et au lycée, avec noms de
groupes et sous-culture associée (« back-pack generation », si vous voulez) ;
et finalement arrive ma sous-génération, la seule qui d’ailleurs a un nom
officiel : zillennials, on nous appelle. Il y a là pour le coup une grosse
part de vérité : nous qui sommes nés à la fin des années ’90 sommes
vraiment au croisement des générations et peut-être, donc, indéfinissables.
Avant de parler du disque qui
nous concerne, mes paires et moi, je voudrais juste m’attarder sur une dernière
démystification du concept de « marquer une génération ». Pendant
que je listais tous les albums dont on pourrait dire qu’ils ont été icônes
générationnelles, je me suis rendu compte que, finalement, il s’agit de disques
qui ont marqué des adolescences plus qu’autre chose. Si je demandais à mon père
quels albums ont marqué sa génération, il répondrait, je pense, à coups de War
des U2, The Sky’s Gone Out des Bauhaus, à la rigueur Rio des Duran Duran etc.
Il s’avère que mon père est né en 1966 et que tous ces disques sont sortis
quand il avait 16/17 ans. Je pense que jamais il ne répondrait que In Utero des
Nirvana, publié quand il avait 27 ans, a marqué sa génération. Il était
pourtant bel et bien capable d’en apprécier les qualités et de se rendre compte
d’à quel point il s’agissait d’un gros phénomène culturel. Cela démontre encore
une fois que l’adolescence revêt une importance majeure dans l’empreinte (au
sens de Konrad Lorenz) musicale des personnes : c’est la période qui nous
forme en tant qu’êtres musicaux et qui définit la mémoire collective de cet agrégé
de vies abstrait que l’on appelle génération. Pour ceux qui ont lu ma chronique
du concert des Superchunk (dans le Life Lately de novembre 2023), vous savez à
quel point il est important dans ma vision des choses que la musique garde une
approche poétique « adolescente ». Je le réaffirme ici : musicalement
et humainement, rejeter son côté adolescent c’est en quelque sorte une forme de
suicide de l’identité, et c’est pour ça qu’aujourd’hui je viens parler du
disque le plus important de mes années de lycée : pour, au contraire, graver
mon adolescence noir sur blanc, la partager, l’assumer.
***
2011 et la grande arnaque du
sérieux
Je pense que pour beaucoup de
monde treize ans c’est à peu près l’âge où on se rend compte que la musique
n’est pas quelque chose que l’on subit uniquement, mais qu’il est possible d’en
découvrir de nouvelle avec une approche proactive et non seulement à travers la
radio, les films ou les vidéos. C’est en ce moment que devant les yeux du
collégien (une créature faite de confusion, ennui et tristesse en parts égales)
s’ouvre un vase de Pandore contenant, entre autres, la première rencontre avec « les
gens qui parlent de musique ». Avant treize ans, la conversation la plus
intellectuelle que l’on peut avoir sur le sujet ressemble à peu près à ça :
« T’aimes bien cette chanson [qui passe à la radio] ? »
« Oui/non ». Puis un jour se dévoile un univers de personnes qui
affirment que cet artiste est meilleur que celui-là, que si t’aimes ceci
probablement t’aimes bien cela aussi, que tel album est meilleur que tel autre
ou encore (notre préférée à nous tous) que l’on peut produire des listes
d’albums représentatifs d’un genre, d’un sentiment, d’une période, d’un
endroit, d’une couleur… bon sang, il y en a même qui font une liste des albums
« fondamentaux » tout court ! C’est le début de la fin.
En 2011 je débutais la dernière
année de collège. Mon passé, un âge de l’innocence que l’on aime bien refouler
à cet âge. Mon présent, un quotidien fade soulagé uniquement par l’écriture, quelques
jeux-vidéos, quelques bouquins et surtout la batterie, que j’avais choisi de
commencer à jouer plus pour la fascination du bruit que pour une passion pour
la musique. Mon futur, approchant à de grands pas inquiétants, cinq années de
lycée où des personnes dont l’âge est compris entre les treize et les dix-neuf
ans cohabitent cinq heures par jour, six jours par semaine (et j’y rajoute une
couche : ta classe c’est toujours les mêmes 25/30 personnes le long des
cinq ans et pendant la journée vous suivez les mêmes cours sans ne jamais bouger
d’où vous vous êtes assis à 8h ; le lycée italien, où seuls les
professeurs se déplacent d’une salle à l’autre, est un système assez
inconcevable pour les français).
Je vivais avec un mélange de
fascination et inquiétude l’arrivée de ce mode de vie nouveau : à la fois
opportunité d’une nouvelle expression de soi, les années à venir pouvaient
aussi être socialement catastrophiques et le risque de se révéler une
personne complètement inintéressante, incapable de nouer des liens ou tout
simplement de grandir, étaient à l’épicentre de mes insécurités quotidiennes.
On peut dire que les péripéties qui éveillèrent ma passion pour la musique me
sauvèrent des angoisses que constituait cette période de transition.
Enfin, péripéties c’est un grand
mot. Il suffit de la présence d’un copain âgé deux ans de plus et autant ennuyé
que moi des vacances à la plage, ou encore du fils lycéen d’une famille d’amis
de ma mère qui était la seule personne à qui parler pendant des dimanches
après-midi interminables. Les deux s’appelaient Federico et, comme cela arrive
toujours chez ces figures messianiques qui nous ouvrent les portes du royaume
des cieux, ils étaient métalleux. Ils ne sont certainement pas en train de lire
mais, si jamais, qu’ils sachent que c’est à eux que je dois la première écoute
du Run to the Hills, Angel of Death, B.Y.O.B ou encore Cowboys From Hell. Des moments qui ne s’oublient jamais.
Je n’étais pas le seul à avoir
ramassé du bois à brûler à la fin du collège : pendant ma « terza
media », il semblait que pour la première fois le goût musical pouvait
être un facteur supplémentaire pour définir sa personnalité. De plus, l’avènement
de Facebook vint verser un gallon d’essence sur la flammichette de la passion
musicale qui s’était timidement allumée chez certains camarades. Surtout les
filles, à vrai dire (elles arrivent à l’avance sur tout à cet âge-là),
brandissaient sur leurs profils des photos de chanteurs, des logos de groupes
et compagnie. Je me rendis ainsi compte pour la première fois que je ne pouvais
pas blairer le groupe le plus populaire de l’époque, les Arctic Monkeys, dont
Suck It And See était sur toutes les lèvres, spécialement les plus jolies. Pour
la première fois, je prouvai le frisson de l’anticonformisme qui se
transforma vite en snobisme : je fis donc le choix de rejeter en bloc sans
trop y réfléchir tous les acolytes du phénomène du moment : Kasabian,
Franz Ferdinand, et, étonnamment, aussi les Sex Pistols, qui étaient dans le
lot car associés à l'Union Jack et surtout à cause de ce fichu Sid Vicious,
beau, damné et un peu sale pile comme l’Alex Turner à cigarette que l’on
connaît tous (j’étais extrêmement jaloux des deux). Une douzaine d’années plus
tard je ne suis plus cette personne qui se construit en opposition à quelqu’un
d’autre (à l’occasion ce quelqu’un était ma première amourette ; j’avais,
visiblement, une légère tendance autodestructrice). J’ai réévalué même beaucoup
de cet indie rock radiophonique issu du Royaume-Uni au début des années 2010.
Par contre, faites-moi écouter dix minutes de Favourite Worst Nightmare et vous
verrez chez moi une soudaine et inexplicable irritation.
Sur Facebook il y avait certes
les pro-pic et le mur plein de chanson-parfois-ettes, mais aussi une explosion
démesurée de pages qui traitaient de musiques diverses et variées. Ô quelle
pluralité de voix, ô combien de prophètes, qui se signent avec un alias sur les
publications et se font appeler « admin » ! Il y avait à boire
et à manger, bien entendu : je n’oublierai jamais les premiers albums
écoutés à l’aveugle parce que jugés incontournables par la défunte (et peut-être
pas regrettée) « Io odio la musica di merda » (« Je déteste la
musique de merde ») : Autobahn de Kraftwerk, Seven Churches de Possessed,
Loveless de My Bloody Valentine, 4x4=12 de Deadmau5, Analphabetapolothology de
Cap’n Jazz, Earth 2 de Earth… improbable c’est le seul mot pour décrire le
buffet à volonté qui m’était servi. N’empêche, je découvris plein de choses
importantes. Certaines positives : que les métalleux peuvent écouter de la
club music, que la musique ce n’était pas mieux avant ; certaines
négatives, voire dangereuses : que « pop » peut être employé
comme adjectif péjoratif, que dans la musique le « sérieux » peut
être un critère d’évaluation.
Spécialement cette dernière. Tous
ces geeks érudits mais arrogants, qui étaient vraisemblablement un peu plus âgés
que moi, donnaient une importance fastidieuse à ce mot. Si d’un côté c’est
encore quelque chose d’appréciable que de savoir écouter la musique de façon
« sérieuse » (en y prêtant toute son attention, en s’informant sur ce
que c’est et d’où ça vient…), le principe de juger artistes et albums par leur
« sérieux » est créateur de catégories esthétiques terriblement réactionnaires.
Et c’est dans ce contexte,
pendant que je m’apprêtais à commencer le lycée, que je vis distraitement se
dérouler devant moi la montée d’une crise idéologique. Au début je n’y fis pas plus
attention que ça : de temps en temps, il arrivait de voir sur le mur de
Facebook des liens à Youtube avec des photos polaroid de chiens. Certains
commentaires disaient que les chansons de ce groupe romain anonyme étaient prétentieuses,
qu’ils n’y voient rien d’intéressant, que ce sont bien d’autres artistes
italiens à mériter cette attention. Je comprenais qu’il s’agissait d’indie
rock italien, et à l’époque j’avais encore un peu de mal avec le concept
d’indie rock, que j’associais encore à cette « fastidieuse » scène britannique.
Ça ne m’intéressait pas plus que ça. Puis l’album sortit et la guerre éclata.
Il Sorprendente Album d’Esordio dei
Cani (Le Surprenant Premier Album des Chiens) produisit vraiment une réaction
surprenante : contre ceux qui se sentaient représentés par les paroles et qui
disaient que c’était un disque qui proposait quelque chose de nouveau et de
positif pour la musique italienne, les défenseurs de la musique sérieuse
entamèrent une véritable croisade.
La première chose que je
remarquais c’est que dans cette croisade, je ne voyais qu’un des deux
combattants. Les amateurs du premier album de I Cani ne s’acharnaient pas en
sa défense et on ne les voyait pas sur Facebook : ils venaient au contraire
décrits par leurs ennemis comme des jeunes adultes occupés à fréquenter des
cercles un peu hipster de leurs villes et prendre des apéritifs un peu
sophistiqués (ce qui, a posteriori, paraît comme une activité bien plus
ravissante que d’insulter sans cesse un album à la mode). Cela titilla ma
curiosité : j’en déduisis qu’en quelque sorte il s‘agissait d’un phénomène
générationnel pour de gens plus âgés que moi et, comme je venais de débarquer
au lycée et que je me sentais particulièrement un petit gamin, cela
m’intéressait de connaître la musique qui faisait écho chez les étudiants de la
dernière année, les adultes que l’on allait devenir.
Il était 2011 et Niccolò Contessa
avait vingt-cinq ans (finalement I Cani, après une première tournée aux visages
masqués, se révélèrent une one-man-band). Aujourd’hui, il est 2024, et c’est
moi qui ai vingt-cinq ans. J’ai peut-être l’âge qu’il faut pour réviser avec du
recul cet album et ce qu’il a signifié pour ma génération, s’il en existe bien
une.
***
Parler à la future génération,
ou les surprenantes promesses de l’âge adulte
Un beau jour d’il y a une
douzaine d’années, dans ma chambre d’ado, j’enfilai les Sennheiser avec
l’excitation d’un petit acte subversif. Les puritains du freak folk et du drone
métal avaient déclaré qu’il s’agissait de musique pas sérieuse, mais j’étais
intentionné à lui prêter toute ma concentration. Je regardai la pochette avec
un frisson : aussi perturbante qu’innocente, cette image colorée mais
glauque, où un groupe de scouts joue un jeu qui ressemble terriblement à une
séquestration terroriste, me disait déjà que j’allais éprouver des sensations
fortes. Je cliquai sur play.
À la moitié de l’intro instrumentale Theme from the cameretta, la déclaration sonique du groupe m’avait déjà
conquis : le mélodisme synthétique de I Cani est catchy et simpliste, et
pourtant tragique ; la production sonne en effet « bedroom »
(« cameretta ») mais pas dans le sens où les sonorités sont
étouffées : au contraire, elles partent dans tous les sens et elles sont
presque sales : les cymbales occupent l’espace avec un héroïsme
romantique, les couches de synthés sont tellement nombreuses et denses que l’on
dirait qu’il y a des bavures de tous les côtés, et le disque semble joué live
mais la justesse et la précision chirurgicale de cette instrumentation débordante
et impossible (ouïs-je un thérémine ?) cassent délibérément l’illusion.
L’énergie est celle du melodic hardcore des années ‘80 (j’avais découvert
les Descendents quelques mois avant), tandis que l’approche est celle d’une
électro-pop très soignée. Et les paroles aussi reflètent cette étonnante
contradiction.
J’ai souvent dit que Il
Sorprendente Album d’Esordio dei Cani est un disque punk sans guitares (et
c’est vrai : il n’y en a pas). De la même manière, on pourrait dire que son
lyrisme c’est de la pop sans optimisme. Il y a certes du génie dans le sound complètement
nouveau de ce disque, mais on se rend vite compte que ce qui diversifie le plus
les chansons sont leurs thématiques et les histoires racontées par la voix de
Niccolò Contessa. L’univers des paroles est un orage d’images du quotidien tellement
vives et soignées, se défilant à un rythme tellement engageant que
l’imagination de celui qui écoute n’a pas de trêve. Le « slice of life »
des Chiens est expressif, ingénieux, ultra-détaillé, toujours plein de surprises, et surtout sans compromis, dans le sens qu’il s’en fout de pouvoir apparaître
ringard. S’il est représentatif de la réalité, cela reste à l’auditeur de le
cerner.
Prenons par exemple Hipsteria,
le premier morceau où on se plonge véritablement dans l’imaginaire du disque,
un « bop » Ramonesien énergique qui se tortille sur une mélodie
couleur bonbon à la fraise. Le chanteur, si neutre dans son accent et pourtant si
incontestablement romain dès le premier vers, décrit une fille alternative de
son lycée. Fin juin, le centre de Rome, bientôt la « maturità » (le
bac), et elle se distrait en écrivant des nouvelles sur le Macbook Pro et en
lisant David Foster Wallace au parc. Une manière hipster, en effet, d’oublier la
mélancolie (qu’elle lui arrive pourtant d’« exhiber ») et l’anxiété (même si
parfois il s’agit de « fausse anxiété »). Elle dit qu’elle partira à
New York un jour (« je te jure », « tu vas voir »), qu’elle
dira à ses parents qu’elle va mal à Rome…
Il est sûr et certain qu’un
garçon qui rentre au lycée, admire les filles perturbées de la dernière année
et s’apprête à vivre les premiers psychodrames sentimentaux de l’adolescence ne
peut pas rester indifférent à la narration. Contessa, au fait, ne parle pas de
ma génération (le bac est dans cinq ans), mais à ma génération. Dans un
morceau comme celui-ci, la simpl(ist)e description d’un type humain sert de
prétexte pour mettre en lumière toutes les contradictions d’une jeunesse qui
risquait, comme la précédente, de se rapporter avec cruauté et cynisme à ses
relations sentimentales. Spécialement face à l’instabilité un peu agaçante (et
si « gen-z », déjà) de gens comme la fille de Hipsteria.
La même formule lyrique se répète
dans plusieurs morceaux : les portraits de vie quotidienne parsemés de
phrases brutales sur les méchancetés de l’âge à venir s’enchaînaient de façon impitoyable,
et le moi de 14 ans, allongé dans ma cameretta, ne put que succomber à ce
bombardement.
Door Selection, avec ses
rythmiques surf et ses synthétiseurs au plasma qui se moquent un peu du revival
yé-yé (coucou Baustelle), raconte des premières soirées où l’on cherche la fête
et l’on trouve juste un sentiment de dédain. La jeunesse universitaire romaine
blasée de la vie normée qu’elle mène, y compris dans ses excès, est présentée
par une critique, mais aussi par une triste admission d’appartenance. Le Coppie, la chanson la plus pop-punk du disque, dresse un bilan satirique
des « couples » de Rome, toujours pris dans leurs petites disputes innocentes
et usantes, et par leurs rituels traditionnels : cadeaux, sorties,
concerts, ruptures qui, à quelques détails près, se ressemblent un peu toutes. Ne
cachant pas une point de snobisme, avec son ton froid de statisticien, Contessa
sous-entend un peu que l’âge adulte, c’est aussi la fin du romantisme.
Mais I Cani ne posent pas leur
regard uniquement sur cette intelligentsia d’ados trop vieillis. En témoigne
l’énigmatique et un peu « dark » (mais aux mélodies toujours aussi
naïves) I Pariolini di Diciott’anni (« Les kékés de dix-huit
ans », même si le terme « pariolini » désigne spécifiquement la
provenance des Parioli, quartier bourgeois de Rome). Jeunes, fascistes, riches
(emmêlés dans des histoires de cocaïne), dépravés (emmêlés dans des histoires
de vidéos avec des filles plus jeunes), et pourtant ce sont « les derniers
vrais romantiques ». Contessa, qui admet de « vivre et
cachette » se découvre jaloux d’eux, sans en connaître la raison. Il n’y a
jamais de morale facile à interpréter, dans ces morceaux. Celui-ci, aussi
poétique qu’aberrant, je le vois aujourd’hui comme un avertissement aux moins
de dix-huit ans de l’époque : une invitation à vivre de façon plus
spontanée, afin de ne pas se retrouver, à la fin de la jeunesse, à envier les
pires spécimens de notre époque de l’avoir vécue plus pleinement que nous.
C’est ça aussi qu’a permis au
Surprenant Premier Album de rester d’actualité pendant plus de dix
ans : son sens de la génération. Velleità en est, possiblement,
l’exemple le plus frappant : sa new-wave un peu rétro mais « canisée »
(OMD sous MD, no pun intended) s’accompagne d’un texte qui fait une grande
apologie des velléités. Pour quelqu’un qui tient un blog de musique, c’est déjà
un hymne, mais ce qui est intéressant c’est que toutes ces velléités sont
attribuées à des gens nées en mille-neuf-cent-n-neuf. Ce n’est pas vrai que
tous les nés en 1979 jouent dans des groupes revival et que tous les nés en 1989
manient des appareils photo reflex. Cependant l’expédient descriptif sert
d’hommage à tous les « inbetweener » générationnels dont les sens
d’appartenance sont si fragiles qu’ils doivent s’accrocher à des petites manies
pour arriver à tout simplement « dormir », « baiser »,
« vivre ». L’explosion sonique finale (il y a plusieurs morceaux des
Slayer qui fonctionnent de la même manière) peut être vécue comme un espace de catharsis
pour les gens qui, comme moi, étaient en train de découvrir tout ce que l’on
craignait de la venue de la vie adulte. Qu’en sera-t-il de nous, nés autour de
1999 ?
Au-delà d’un style de narration « impressionniste »,
I Cani firent aussi preuve d’un vrai talent de storytelling. Post-Punk,
le chef-d’œuvre narratif du disque, est la chanson la plus explicite à aborder
son thème principal, celui du heurt entre adolescence et âge adulte, racontant l’histoire
de la rencontre entre le chanteur et un homme du double de son âge qui avait
répondu à son annonce pour former un groupe post-punk. Les harmonies épiques qui
accompagnent les leçons du bohémien quarantenaire sur le vrai sens de la vie
(« pour moi ce qui compte […] c’est l’humanité ») se révèlent
finalement déchirantes quand, troublé peut-être par son attitude, il admettra
qu’en réalité lui (aussi ?) fait partie d’une haute bourgeoise qu’il n’a
pas réussi à refouler entièrement. Remarquable, aussi, Il Pranzo di Santo Stefano, chanson de post-Noël aussi bien dans le sound que dans le
thème (Santo Stefano c’est le jour férié du 26 décembre). Seul morceau calme
et tamisé de l’album, il raconte du rituel du déjeuner avec la famille de sa
copine comme d’un des moments où l’on perd notre âme d’adolescents. Le final
surprise du morceau, encore plus perturbant que celui de Hipsteria,
jette une ombre fataliste sur la
quasi-tendresse que put avoir le repas festif et folklorique :
L’album termine comme il se doit
de terminer : par une rêverie twee-pop très inattendue, spécialement après
Perdona e Dimentica, qui est essentiellement un « dissing »
sans pitié adressé à une ex-copine (je ne m’attarde pas trop sur ce
morceau car je pense que nous tous revivons ces moments de notre vie avec
un peu de honte). La closing-track Wes Anderson met une pointe
d’optimisme dans un album qui, derrière sa patine de « quirkyness »
cache en réalité les désillusions d’une adolescence où nos villes ne nous
ont pas donné de grands horizons, pendant qu’on grandissait nourris par leur
sol si grandiose qui s’avéra pourtant si aride (aussi bien Rome que ma chère
Florence). Si on y fait gaffe, la chanson dédiée aux plus indie pop des cinéastes
est aussi la seule à ne faire aucune référence territoriale, on ne parle ni de
Rome ni de véritables éléments de vie de tous les jours : « Je
voudrais vivre dans un film de Wes Anderson » devient ainsi le slogan
ultime du besoin d'un retour à l’innocence pour une génération rendue cynique par
trop de déceptions.
***
Conclusion : qu’en
fut-il ?
Aujourd’hui j’ai le double de
l’âge que j’avais la première fois que j’ai écouté Il Sorprendente Album d’Esordio
dei Cani et je me rends compte que c’est un disque dont il est très difficile
de transmettre la relevance culturelle pour ma génération à travers les mots
(spécialement en français). J’espère vous avoir donné l’envie de l’écouter,
et je m’excuse pour ne pas avoir véritablement réussi à donner une cohérence à
la pluralité de références et d’émotions que ce disque constitue pour quelqu’un
qui est né dans une grande ville italienne à la fin des années ‘90.
Pendant plus de dix ans, tel ou tel vers des paroles de Contessa m’ont rendu visite à une occasion ou à une autre : je retrouvais la justesse de ses mots dans un regard à une fête, dans une publi sur les réseaux, dans les discours d’un ami un peu blasé par les derniers évènements florentins… Ainsi, les paroles du Sorprendente peuplent encore mes souvenirs et sont encore la bande-son imaginaire de sensations brumeuses que j’ai vécu il y a longtemps. Il n’est pas facile donc de dresser de véritable bilan. Face à tant de complexité, de bouleversements intérieurs, face au tourbillon de vies de tous ceux qui ont partagé avec moi les petites difficultés de grandir à Florence, on ne peut pas écrire d’essai ayant une véritable direction. Eventuellement, la seule chose que l’on peut faire, c’est répondre à un simple question. Douze ans sont passés, et alors, bien, qu’en fut-il ?
Il en fut que le choix de mettre
un interlude noise au milieu du disque (Roma Nord feat. Cris X, un monsieur qui avait déjà collaboré avec Merzbow !) répugna
de nombreuses personnes, et qu’aujourd’hui c’est une coutume courante. Il en
fut que ceux qui jugeaient un disque de 36 minutes « trop court »
aujourd’hui ça ne les choque pas plus que ça, et que les disques de pop sont de
plus en plus courts. Il en fut que, malgré la compréhensible critique au fait
que les morceaux sont tous pareils, un courant entier s’est basé sur cette
sonorité : on appelait ça le « ITPOP », mais malheureusement
personne n’a jamais atteint le génie de l’original.
Il en fut que Niccolò Contessa a
quand même eu une belle carrière de producteur, dénichant notamment le talent
de Calcutta, qu’aujourd’hui remplit des stades et dont j’ai découvert récemment
la petite célébrité en France aussi. Il en fut que I Cani publièrent deux
autres disques : dans Glamour de 2013 la formule se répétait mais les
synthés avaient été domptés, dans Aurora de 2016 on passa à une pop pure et
dure qui se laisse écouter mais ne m’émeut pas plus que ça. Il en fut que,
petit à petit, Rome disparut des paroles.
Il en fut que j’ai écouté Il
Sorpendente Album d’Esordio dei Cani des centaines de fois et que je ne m’en
lasse jamais. Il en fut que la plupart de mes amis de Florence connaissent les
paroles par cœur, exception faite pour les plus snobs (parfois invités spéciaux
du blog) et pour ceux qui ne s’intéressent pas de musique indie (ces
derniers ayant été discrédités par Manuel, qui n’écoute que du hip-hop et de la
soul et pourtant connaît bien les paroles par cœur). Il en fut que Matteo, un
garçon particulièrement créatif, eut une histoire avec une fille qui se termina
tellement mal que, pour soigner un peu la blessure, il changea fâcheusement les
paroles de chaque morceau pour les lui dédier.
Il en fut que mon adolescence,
contrairement à toutes mes angoisses, fut plutôt heureuse. Il en fut que
j’écoutais Il Sorprendente pour me requinquer dans mes moments de mou amoureux,
mais que de temps en temps je le faisais aussi tourner à des volumes insensés
aux fêtes (tu te souviens de Door Selection à nouvel an 2015, Alessandro ?,
moi c’est même le dernier truc dont je me souviens). Il en fut que finalement je
ne devins pas quelqu’un d’excessivement cynique et que, parmi les gens que je
connais, les plus cyniques aujourd’hui sont ceux qui s’adonnent le moins à leurs velléités (moi, au contraire, je suis très indulgent envers les miennes). Il en
fut que j’entendis le conseil de Niccolò Contessa et que je vécus pleinement
les années 2010 : finalement, je ne suis plus trop jaloux des « pariolini »
de l’époque ; ma seule hantise c’est qu’il m’arriva tout de même de dire
des choses méchantes sur des personnes qui n’étaient pas forcément en très
bonne santé mentale, un peu comme la fille de Hipsteria. Et il en fut que, un
peu comme la fille de Hipsteria, je partis à l’étranger et que mes amis partent
de plus en plus de Florence.
Il en fut qu’une bonne partie des
prophéties contenues dans cet album « pas suffisamment sérieux » se
sont quand même réalisées. Il en fut que l’âge adulte arriva, et avec lui le
dédain des soirées mondaines, quelques rancunes et quelques embarras
envers des vieilles relations. Il en fut que les rituelles conneries des
couples, nous les avons tous vécues, chez nous et chez les autres.
J’aimerais bien dire que quand on
ferme les yeux et qu’on se fait bercer par le son chaotique de cet album tous
nos problèmes disparaissent, mais ce n’est juste pas vrai. Ils font même
l’inverse : ils apparaissent devant nos yeux avec une netteté épatante.
Toutes les déceptions, toutes les tristesses, les gênes, les méfaits actés ou
subis, déroulent devant nous comme dans un film et pourtant ils deviennent
inoffensifs, drôles, singuliers et pittoresques. Comme dans un film de Wes
Anderson.
Quand on écoute Il Sorprendente Album d’Esordio dei Cani on ne peut pas éviter de passer en revue douze ans de souvenirs, la plupart mauvais, et finir par en rigoler. Peut-être que c’est ça, finalement, marquer une génération.
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